Spécialiste des radicalismes politiques, le politologue et chercheur associé à l’IRIS Jean-Yves Camus voit en la montée des extrêmes droites en Europe une véritable lame de fond, qui ne disparaîtra probablement pas dans les années à venir. Entretien.
Vous affirmez que la montée des extrêmes droites en Europe n’est pas réductible seulement à la crise économique : en quoi a-t-elle favorisé leur essor ?
Les deux. D’abord, parce que les partis d’extrême droite continuent de recueillir, dans plusieurs pays, un pourcentage croissant de votes aux élections : à cet égard, la Slovaquie, qui va prendre la présidence de l’Union européenne à partir du 1er juillet 2016, rassemble une forte population d’eurosceptiques. Si le problème de porosité est bien réel, je ne fais pas partie de ceux qui considèrent qu’il existe un continuum entre la droite classique et les mouvements plus radicaux. Un rapide coup d’oeil aux programmes respectifs suffit pour comprendre que leurs projets idéologiques sont totalement différents. Par essence, le libéralisme et le conservatisme mettent au centre de leur philosophie politique l’individu et les libertés individuelles, tandis que les extrêmes estiment qu’il n’est rien en dehors de la collectivité.
La montée des extrêmes droites n’a-t-elle pas radicalisé une partie de la vie politique, comme en témoignent certaines récupérations ?
Elle a amené un certain nombre d’hommes politiques de droite à exprimer une surenchère sur les questions d’immigration, des réfugiés ou de l’identité, c’est incontestable ; sans conduire pour autant les partis libéraux ou conservateurs classiques à adopter son système de pensée. Par exemple, on peut effectivement considérer que Monsieur David Cameron fait une erreur en mettant au référendum le Brexit, il n’en reste pas moins que son action ne peut pas être qualifiée d’extrême droite. Il en va de même pour Nicolas Sarkozy, que l’on a souvent accusé de vouloir récupérer les électeurs du Front national : au final, les actes n’ont pas suivi les mots… ce qui lui a d’ailleurs été reproché.
Si l’on ne peut plus réduire le vote d’extrême droite à un vote contestataire, peut-on parler pour autant d’un vote d’adhésion ?
Il existe clairement un socle d’électeurs solide dont le soutien s’illustre à tous les niveaux, des élections locales jusqu’à la présidentielle. Vient ensuite un volant mobile, qui émet un vote de protestation, en quête d’une véritable rupture et pas seulement d’un changement à la marge du système. Ce qu’il demande, c’est une mutation réelle dans les pratiques du pouvoir, dans le personnel et sur un certain nombre de fondamentaux : comme la question de la priorité nationale, ou de la sortie de l’Union européenne par exemple.
Les élus français, tous partis confondus, appellent à faire barrage au Front national dès lors qu’une élection se présente, sans y parvenir véritablement : comment disparaissent les extrêmes droites ?
Elles ne disparaîtront probablement pas dans la décennie à venir, parce qu’il s’agit vraiment d’une lame de fond, pas simplement d’une flambée de type poujadiste comme on peut souvent l’entendre. Né en 1953, ce mouvement rentre au parlement en 1956, pour disparaître totalement deux ans plus tard, lors du retour du Général de Gaulle. Or, le FN a franchi pour la première fois la barre des 10 % aux élections européennes de 1984, pour arriver à rassembler 15 % des voix à la présidentielle au milieu des années 90. Ce phénomène s’inscrit donc dans la longévité et il est loin d’être le seul sur le continent. L’une des plus grosses erreurs que nous avons commise a été de penser qu’après les horreurs de la guerre, ces mouvements radicaux ne réapparaîtraient jamais : pourtant rien ne disparaît complètement en politique. D’autant plus que les droites extrêmes ont lutté pour réussir à s’adapter aux conditions de la compétition moderne, pour se faire élire démocratiquement plutôt que par la force.