« Lorsque que la presse où les médias audiovisuels décident d’aborder le sujet de l’extrême-droite partisane ou subculturelle, c’est toujours avec beaucoup de distance, un ton nettement critique et en étant le plus souvent attentif à ne pas servir de tribune à un courant politique propageant une idéologie raciste, ethnocentrée et revancharde. »
Cette analyse de la géographe spécialiste de géopolitique Béatrice Giblin, posée en 2012 à propos de l’extrême-droite allemande, paraît bien désuète aujourd’hui. Alors que l’AfD (Alternative für Deutschland – Alternative pour l’Allemagne) était perçu comme marginal il y a encore quelques années, le parti bénéficie désormais du soutien de personnalités politiques de premier plan. C’est le cas du milliardaire américain Elon Musk, qui invite dans le journal Die Welt à voter pour l’AfD et sa cheffe de file Alice Weidel. Il est même allé jusqu’à lui offrir une discussion en live sur son réseau social jeudi 9 janvier, à quelques semaines des élections anticipées du 23 février.
Quand pour la première en Europe, des élus d’extrême-droite ont fait partie d’une coalition gouvernementale en Autriche, le monde s’est indigné. Aujourd’hui, l’Italie emboite le pas alors que la Commission européenne garde le silence face à l’AfD, au nom de la liberté d’expression. La rédaction de Die Welt, qui appartient au groupe Alex Springer – l’un des médias les plus influents d’Allemagne – semble ignorer les implications de son soutien tacite à l’AfD. Comment un parti assumant pleinement ses idées d’extrême-droite est-il parvenu se faire une place aussi importante dans les médias allemands ?
Le mythe de la « dédiabolisation » de l’AfD
Rappel historique. L’AfD fait son entrée au Bundestag en 2017, 72 ans après la disparition de l’extrême-droite au niveau fédéral. Aujourd’hui, le parti représente la deuxième force politique en Allemagne, après la CDU. Une évolution aussi rapide – sa création date de 2013 – s’expliquerait notamment par la « dédiabolisation ». Autrement dit la stratégie visant à contrer la supposée « diabolisation » de l’extrême-droite.
Pour la campagne de 2025, Alice Weidel, l’actuelle présidente du parti, soigne son image. Elle apparaît toujours souriante et élégante, et se présente sous l’angle de la modération. Dans sa tribune, Musk va même jusqu’à affirmer qu’Alice Weidel n’est pas d’extrême-droite.
Rappelons tout-de-même que l’organisation a bien été classée comme telle par les autorités de protection de la Constitution en Saxe et en Thuringe, là où l’AfD fait ses scores électoraux les plus importants.
La cheffe du département d’opinion du journal, Eva Marie Kogel, a d’ailleurs remis sa démission après la publication de la tribune. L’Association des journalistes allemands (DJV) a exprimé son désaccord envers ce qu’elle considère être une « publicité électorale permise par la rédaction ».
De l’extérieur, il est tentant de rapprocher l’AfD du RN. Ils ont pourtant deux stratégies très différentes. La « dédiabolisation » chère au RN porte en Allemagne le nom de Wolf-im-Schafspelz-Strategie – littéralement la stratégie du loup déguisé en agneau. On soulignera la littérarité de la langue allemande qui permet de mettre le doigt sur la constante radicalisation du parti depuis sa création.
A droite toute !
Fondé en 2013 avec l’objectif de remettre en cause la politique de sauvetage de l’euro d’Angela Merkel, le parti a ensuite tiré son succès du scandale de l’« affaire Thilo Sarrazin », un haut fonctionnaire devenu responsable politique SPD (Sozial Demokratisches Partei Deutschland – le Parti social-démocrate d’Allemagne) ayant publié divers livres chocs sur l’Allemagne, dont l’identité serait « en passe de se dissoudre ». L’AfD a ainsi très vite abandonné son mythe fondateur de libéralisme pour se tourner vers des valeurs très conservatrices. Le parti occupe aujourd’hui des terrains idéologiques comme celui de la lutte contre l’immigration ou l’insécurité. Cela l’a conduit à nouer des liens avec de nombreuses mouvances d’extrême-droite voire néo-nazies comme l’aile der Flügel ou le mouvement identitaire PEGIDA. L’AfD intègre des forces toujours plus radicales tout en cherchant à se donner une image plus respectable. Une contradiction de forme autant que de fond.
Un phénomène de fenêtre d’Overton
Son succès repose sur une stratégie de concentration des forces nationalistes, associée à une communication moderne sur les réseaux sociaux, notamment X. Une telle médiatisation met en avant les idées d’extrême-droite, et participe au phénomène de fenêtre d’Overton. En bref, à force d’entendre des discours ultra-radicaux, ultra-racistes et provocateurs, les idées « simplement » xénophobes et racistes finissent par se banaliser. En Allemagne, le débat a ainsi lentement glissé vers la droite ces dernières années. Cela s’explique notamment parce que l’AfD est en concurrence avec les conservateurs et la « gauche conservatrice », depuis la scission de Die Linke en 2023. Bien que ces partis ne partagent pas nécessairement les positions de l’extrême-droite, ils reprennent souvent les thèmes et usent de formulations similaires. Cela permet aux revendications du parti de gagner toujours plus d’espace dans le débat médiatique. C’est à cause de ce phénomène de fenêtre d’Overton que l’on peut entendre des énormités telles que ce qu’a affirmé Alice Weidel face à Elon Musk jeudi pendant leur « débat » sur X : « Hitler était communiste, et il se considérait comme un socialiste ».
La présence constante de l’extrême-droite dans les médias va donc bien au-delà de la simple « dédiabolisation » du parti en Allemagne, mais résulte d’une stratégie de concentration des forces nationalistes, associée à une communication moderne sur les réseaux sociaux comme X.