Le lien semble peu évident entre le référendum sur le Brexit organisé le 23 juin prochain en Grande-Bretagne et le traité de libre-échange susceptible d’être conclu entre les Etats-Unis et l’Union européenne. En réalité, les deux perspectives sont jumelles car Washington a besoin d’alliés dans la place à Bruxelles pour obtenir un accord avantageux. La sortie des Britanniques ne servirait pas ses intérêts. D’où le vibrant plaidoyer européen de Barack Obama prononcé à Londres en avril dernier, au cours d’une visite à grand spectacle mise en scène par David Cameron.
L’éditorialiste du Guardian, dans l’une de ces inimitables formules chères à nos confrères anglais, résume : “l’Amérique aime que la Grande-Bretagne soit déjà mariée”. Sous-entendu, c’est dans une sorte de ménage à trois que les Etats-Unis trouvent le plus leur bonheur car un Royaume-Uni sorti de l’Europe se retrouverait dans la situation de l’épouse qui quitte son mari pour se faire épouser par un amant qui n’en demande pas tant. Cette remarque plus inspirée semble-t-il par Sacha Guitry que par Shakespeare résume bien la situation.
Le président américain, dans ses discours comme dans ses réponses devant 500 étudiants, a mouillé la chemise à Londres. Il ne veut visiblement pas que le camp europhobe, toujours bien fourni Outre-Manche triomphe le 25 juin. Cela s’explique pour des raisons historiques mais aussi par des contingences beaucoup plus récentes. C’est parce que la Grande-Bretagne, sans être membre de la zone euro et tout en profitant de quantité d’exceptions, a su noyauter la plupart des institutions communautaires que “l’anglosphère” est si bien représentée à Bruxelles.
La prédominance linguistique de l’anglais, le prestige d’Oxford, les traditions militaires et diplomatiques ainsi que le fascinant folklore royal des “British” donnent souvent un complexe d’infériorité aux autres partenaires. A côté d’eux, les Français ont parfois peur de passer pour des fantaisistes et les Allemands pour des lourdauds. D’où une situation particulière : l’influence administrative de la Grande-Bretagne, parfois à de très modestes niveaux de décision dans les couloirs de la Commission, paraît plus considérable que son poids spécifique en matière économique et démographique ou, sur le plan politique, quant à la sincérité de son engagement européen.
Les Anglais ont l’art de faire avancer leurs dossiers et d’obtenir des avantages en menaçant de s’en aller ” dit-on à Bruxelles comme à Strasbourg car ce qui était vrai du temps où Mme Thatcher clamait “I want my money back ” l’est resté.
Les Etats-Unis ont toujours apprécié cette stratégie d’influence, en pensant que ce qui était bon pour les Anglais (au sens large) ne saurait être mauvais pour eux et qu’une Europe ainsi composée ne basculerait pas facilement dans l’anti-américanisme primaire. Les velléités centrifuges qui agitent tous les pays de l’Union (et pas seulement la Grande-Bretagne) créent cependant une nouvelle situation pour Washington. Car le “Brexit” pourrait avoir une conséquence dépassant son simple enjeu initial. Il risquerait en effet de libérer en Europe toutes les énergies hostiles à la construction communautaire et, à terme plus ou moins rapprocher, de provoquer l’effondrement de l’édifice. Et cela serait vraiment dommageable aux intérêts de l’Amérique d’aujourd’hui. Pourquoi ? Tout simplement parce que le regard porté par la communauté diplomatique et politique du nouveau continent sur l’ancien n’a pas cessé d’évoluer. En pleine guerre froide, les pères fondateurs de l’Europe des six (atlantistes convaincus, à l’image du français Jean Monnet) paraissaient offrir un excellent rempart contre le communisme. Puis, après la réunification allemande et l’instauration de l’euro, les Etats-Unis se sont mis à douter : une “Europe puissante” n’était-elle pas en train de naître, menaçant leur leadership mondial. Les crises successives de la Grèce, le désordre structurel et l’impopularité des institutions, ainsi que l’égotisme à des degrés divers des dirigeants nationaux de chaque pays finirent par les rassurer… Mais trop, c’est trop : si une Europe brinquebalante leur va bien, une Europe disloquée leur fait peur. Car la donne mondiale a changé. Obama ne s’en est pas caché à Londres.
L’art du lobbying
Les USA ont cru longtemps qu’ils pourraient se désintéresser un jour de la Vieille Europe laissée à ses charmes surannés et ses mérites certains pour se consacrer à l’Asie dans un encerclement plus ou moins amical de la puissance montante, la Chine. Mais la crise ukrainienne et l’implication brutale de Poutine au Proche-Orient via la Syrie leur ont montré qu’ils s’étaient trompés dans une stratégie qui consistait, en gros, à faire étalage de puissance en écrasant leurs ennemis (l’Irak), en soutenant leurs alliés économiques (les monarchies du Golfe) et en faisant ami-ami avec leurs anciens adversaires (l’Iran). Rien de cela ne marche, ne serait-ce que parce que les dirigeants de l’Arabie saoudite ne veulent pas les voir pactiser avec l’Iran. Et une double menace s’est alors dessinée : celle du retour d’une Russie conquérante et celle du fondamentalisme islamique propageant le terrorisme dans l’ensemble des pays arabes comme en Occident, après s’être taillé un bastion territorial aux confins de la Syrie et de l’Irak. Résultat : les Américains n’auront jamais plus les moyens, même si ceux-ci sont colossaux, de jouer à eux seuls les gendarmes du monde. Il faut qu’une Europe forte vienne à la rescousse, en Afrique et partout où cela chauffe. Un seul problème : à part la France et la Grande-Bretagne, peu de nations européennes sont en mesure de jouer un rôle militaire car elles ont toujours vécu, avec les encouragements de Washington, dans l’idée que l’OTANet la puissante Amérique les protégeaient. C’est la raison pour laquelle le discours d’Obama à Londres a marqué une vraie nouveauté dans la façon de considérer l’Europe. Une façon de dire : tant pis si elle nous conteste notre suprématie, il vaut mieux qu’elle soit forte parce qu’il s’agit en fait de la survie du monde occidental.
Dans les propos du locataire (en fin de bail) de la Maison-Blanche a surgi, au beau milieu du prêche europhile, un éloge appuyé de l’éventuel accord de libre-échange entre l’UE et les Etats-Unis, qu’il est convenu d’appeler le TAFTA (traité de libre échange transatlantique). Ce n’était pas un cheveu sur la soupe. Le message était, encore une fois, de mettre en garde la Grande-Bretagne sur les dangers du Brexit. Il s’agissait de dire – et le président américain s’est fait explicite sur ce point – que, dans l’Europe, les Britanniques profiteraient un jour d’un véritable “marché unique” avec les USA, tandis que, isolés, il n’y arriveraient qu’en “queue de peloton”. Il faut à ce sujet, même si cela est passé inaperçu en France, signaler le commentaire très avisé de l’ancien ministre des relations extérieures du Québec Jean-François Lisée, grand connaisseur du dossier. Le canadien (francophone) a traduit les propos d’Obama de cette façon : “Soyez de bons européens et je vous promets l’Amérique”. Car, bien entendu, tout est lié : si le Brexit se produit, la négociation sera plus difficile avec l’Europe car “l’anglosphère” sera mal représentée à Bruxelles. Le TAFTA, chargé de tous les maux par tout ce que l’Europe comporte d’anti américains primaires, n’aurait guère de chances d’être accepté sans l’art du lobbying des britanniques. On connait la chanson : le poulet lavé à l’eau de Javel débarquant dans nos supermarchés, le boeuf aux hormones à l’étal du boucher, etc… Ce péril, associé dans la fantasmagorie populaire aux pesticides, aux OGM, aux fast-foods et à l’obésité infantile, représente en apparence l’un des plus sûrs obstacles à la suppression des droits de douane des deux côtés de l’Atlantique. L’atmosphère de secret qui entoure les négociations a fait le reste. Mais en réalité, les obstacles sont plus du côté américain que dans la tête de nos éleveurs et consommateurs. Les Etats-Unis n’arrivent pas à établir de véritables accords de libre-échange avec leurs propres voisins. Le Canada et le Mexique ont accepté à plusieurs reprises des accords divers et variés sur quantité de produits sans pour autant parvenir à se retrouver fournisseurs au coeur de la richesse américaine : les marchés publics. Union capitaliste et en théorie libérale d’Etats qui le sont tout autant, la nation américaine est hérissée de barrières protectionnistes qui empêchent en matière de téléphonie, de défense, de bâtiment ou de travaux publics la moindre incursion d’entreprises étrangères. Les européens sont bien placés pour le savoir et la douloureuse affaire des Airbus de ravitaillement militaire — commande acceptée puis annulée — a été là pour nous rappeler que l’US Navy n’a guère de chances, TAFTA ou pas, de s’équiper de sous-marins français à l’image de la très avisée marine australienne. Les Allemands rêvent bien sûr de vendre plus de Mercedes et de BMW dans les garages chics de Los Angeles ou de New-York, tandis que les américains songent à nous inonder de petites voitures électriques connectées et contrôlées par Google. Mais en attendant le TAFTA ne pourrait être qu’un accord léonin, désavantageux pour un pays comme la France et à peine intéressant pour la Grande-Bretagne.