Ce n’est pas par hasard qu’un Anglais – Oscar Wilde – a dit un jour : “la vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple”. Ainsi en est-il du divorce entre le Royaume-Uni et l’UE. Tandis que s’échafaudent les scénarios liés aux suites de l’événement, il convient de revenir sur l’étonnante combinaison de facteurs ayant entraîné la décision collective du peuple britannique.
Inutile de trop chercher à expliquer le Brexit par le particularisme anglais. Celui-ci existe, certes, mais il a surtout joué en juin le rôle d’agrégateur d’opinions variées et contradictoires et ce patchwork s’observe aussi chez nous. On ne peut pas nier que des arguments comme “toute cette bureaucratie nous coûte trop cher” ou “l’Europe nous prive de notre souveraineté” circulent aussi en France, de même que, du côté des europhiles, les jugements péremptoires, voire arrogants, quant au niveau d’intelligence ou de réflexion de ceux qui ne pensent pas comme eux. La vérité est que lorsqu’un référendum est organisé, la nuance n’est plus de mise. S’il est un sujet qui mérite pourtant d’être abordé avec le sens du relatif, c’est bien la question européenne. Dans l’idéal, celle-ci devrait être en permanence pesée sur la balance des avantages et des inconvénients. Le pragmatisme britannique dont, depuis quarante-trois ans, l’Europe bénéficie veut que toute institution soit évaluée en fonction des profits rapportés à son coût. 17,4 millions de Britanniques ont jugé que le compte n’y était plus. Bien que non contraints à la monnaie unique, ni à l’espace Schengen et cotisant moins que les autres contributeurs grâce au fameux rabais, ils ont trouvé le rapport qualité-prix défavorable. Ont-ils, cependant, été bien informés de tous les tenants et aboutissants de l’enjeu ? David Cameron, volontiers oublieux de “l’infra-nationalisme” de certains de ses compatriotes (les Ecossais, notamment), aime présenter son pays comme une “île-nation défendant passionnément sa souveraineté”. On ne saurait mieux expliquer que les Anglais n’ont participé à l’Europe que parce qu’ils en ont eu besoin un jour mais que tout ce qui n’est pas “business” , aujourd’hui, ne justifie pour eux aucun effort de curiosité intellectuelle. Pour beaucoup d’entre eux, l’idée d’une Europe politique, forcément nébuleuse parce que née de voeux et de rêves, ressemble à un conte de grand-mère peuplé de dangereuses sorcières bureaucratiques.
Si les pères fondateurs de l’Europe avaient été des demi-dieux ou des magiciens, nul doute qu’ils auraient donné à leur oeuvre un caractère plus rond, structuré et achevé. Mais hélas ils n’étaient que des hommes et comme tels l’éternité les condamne à voir leur oeuvre imparfaite autant célébrée et admirée que brocardée et vilipendée. On finira peut-être un jour par ranger le sentiment européen parmi les mystères de la métaphysique ou de la transcendance. Mais ce serait bien dommage car l’Union européenne aurait tout à gagner à être perçue comme le fruit de la raison pure. Il ne s’agit que de pays s’associant pour faire ensemble ce qu’aucun n’a moyen de faire séparément. Rien de plus prosaïque. Et pourtant que de passion et d’émotion au simple énoncé des « abandons de souveraineté » passés, présents ou à venir qu’une telle idée suppose.
Pourquoi en est-on arrivé là ou, plutôt, pourquoi en est-on toujours là ? Sans doute parce que le mal-être est général au sein des anciennes “grandes puissances” qui ont beaucoup perdu de leur lustre d’antan, alors que l’Asie s’est réveillée et que beaucoup de nouveaux acteurs – et concurrents – sont entrés dans la course à la consommation, tandis que l’obscurantisme sanglant venu du Proche-Orient tue jusque dans nos villes. Les Américains de la classe moyenne n’ont pas besoin d’un débat sur l’Europe pour être inquiets et apeurés, au point d’être tentés par un démagogue comme Donald Trump.
En Grande-Bretagne comme en France, la grande tentation de l’autarcie – vivre protégés à l’abri de nos frontières – se heurte à l’idée même de construction européenne. L’ Europe est vue comme la tutelle insupportable empêchant de renouer avec l’âge d’or, si tant est que celui-ci ait un jour existé.
Les responsables nationaux consacrent un temps énorme à l’Europe, de sommets en réunions diverses, mais l’humble posture “inter pares” qui est la leur dans les rendez-vous à vingt-huit ne les valorise guère. Donc, ils hésitent à la mettre en avant. Il n’est pas facile, lorsque l’on s’est fait acclamer dans les meetings comme un dieu vivant dans son pays de montrer que les grands enjeux de notre époque sont en réalité abordés de façon plurielle et laborieuse. Les médias audio-visuels rechignent, à quelques talentueuses exceptions près, à décrypter en outre des négociations longues et compliquées. Vu le nombre des participants et les légitimes divergences d’intérêts entre pays, rien ne peut être simple ni expéditif, ni “télévisuel”.
Non seulement les hommes politiques en place – alors qu’ils savent l’importance de l’UE dans notre vie quotidienne – n’aiment pas trop en parler mais encore s’arrangent-ils souvent pour faire croire que telle ou telle décision impopulaire est “dictée par Bruxelles” alors que la plupart des normes et autres dispositions juridiques émanent d’instances où il avaient la capacité de s’exprimer ou de faire connaître leur point de vue.
Les stratégies à court terme
A cette hypocrisie des dirigeants en charge de responsabilités s’ajoute celle des politiciens considérant que le rejet de l’UE sert leurs intérêts politiques internes à court terme. On a beaucoup ricané sur Boris Johnson ayant fait une campagne pro-Brexit avant de se retrouver piégé par l’absence de “plan B” après la victoire. Mais il faut se souvenir du PS français en 2005, avec un Laurent Fabius vent debout pour le « non » ou du RPR de 1992, quand Philippe Séguin guerroyait contre le traité de Maastricht que Jacques Chirac approuvait (presque) chaleureusement.
Au Royaume-Uni, les partisans du Brexit ont formé une cohorte dont l’aspect disparate n’avait d’égal que celui de leurs adversaires défendant le Remain, c’est à dire le maintien des traités. Dans le premier camp, il y avait certes des gens peu informés ou persuadés que la rupture du lien avec l’Europe permettrait d’accueillir moins d’immigrés. Mais aussi des gens très avisés, très riches et très diplômés qui se moquent bien, au fond, des relations entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne. Ce qu’ils veulent, eux, c’est que l’Europe explose de façon à ce qu’un jour il n’y ait plus d’euro ni de droit européen. Ainsi, les frontières repoussant partout, les spéculations sur les monnaies et les optimisations fiscales seraient facilitées. Ils pourraient alors, comme naguère, s’en prendre aux économies fragiles et monter des raids spéculatifs pour écrémer le peu de richesse économique des pays faibles, comme on l’a vu en France lors de la crise monétaire de 1993, en dépit des frêles remparts que constituaient alors le SME et la parité franc-mark. La prochaine cible de ces amateurs de nations faibles et isolées est d’ores et déjà affichée. Ils vont encourager une campagne interne en faveur de sortie des Pays-Bas de l’Union. La prise sera de taille car, cette fois-ci, la demande de rupture émanera d’un pays de la zone euro, avec risque d’éclatement de la monnaie unique.
Il y avait de tout, également, du côté des partisans du Remain. Des financiers aussi, mais ceux-là plus soucieux que leurs collègues du maintien du libre échange et de la libre circulation des capitaux. Ils sont inquiets des barrières susceptibles d’être élevées contre leurs intérêts par une “Europe franco-allemande” si celle-ci parvient à tenir le coup. Des rentiers soucieux de jouir dans les contrées ensoleillées des accords de sécurité sociale passés entre pays membres de l’UE… Des jeunes très attachés à des systèmes comme Erasmus et à la coopération inter-universitaire ou tout simplement “contre” le Brexit parce que les vieux étaient “pour”…
Au milieu de ces catégories, la masse des gens raisonnables et consternés par l’annonce du résultat, au point de réclamer la tenue d’un nouveau référendum. Pour eux, l’appartenance à l’UE est un mal nécéssaire, une garantie contre l’isolement et le vieillissement, l’assurance d’un flux d’affaires constant avec le continent. Enfin, on distinguait aussi une infime minorité de “croyants” : ceux qui pensent que les vieux pays d’Europe ont besoin d’une “nouvelle frontière”, d’une harmonisation financière et fiscale qu’ils ne sauraient cependant appeler “Europe fédérale” ou “Europe intégrée”. Car même lorsque les sujets de Sa Gracieuse Majesté s’entredéchirent, ils n’emploient pas de gros mots. Du moins, pas ceux-là.